A l'occasion des 30 ans des Fermes de Marie, découvrez le portrait iconique du lieu rédigé par la fameuse Maison de Portrait TRAFALGAR.
Appelés à la seule obligation de prendre du bon temps, nombre de mes résidents de passage auraient sans doute souhaité faire de mes lieux leur ermitage permanent. Une volonté née dans mes dédales de verdure et mes bâtisses charpentées à même la nature qui, sous l’allure du confort et le présage du réconfort, révèlent ce tempérament bourru que je partage avec les montagnards.
Que l’on ne s’y trompe pas : mon architecture aux matériaux burinés par des générations d’averses et de tempêtes a beau être des plus demandée, elle était, au tournant des années quatre-vingt-dix, tout à fait démodée. Il n’y avait qu’un farfelu pour saisir la valeur d’une ferme d’alpage, et la convertir en une destination de voyage. Mais rien n’aurait été, si l’engouement de fidèles hôtes ne m’avait pas aidé à m’épanouir et devenir ce coin qui réveille les sens dès l’aube. Je n’ai pas été conçu dans un cabinet de design s’élançant sur le tremplin du style alpin ; c’est à vous que je dois tout ! Vous, qui savez que le caractère de mes logis était déjà bien tanné au moment où je soufflai ma première bougie, sous le nom des Fermes de Marie.
En rebroussant les chemins de mon histoire, vous vous perdrez dans des forêts de sapins qui ont vu défiler des lignées de fermiers et de paysans. Sur les anneaux de mon vieux bois scié en poutres et madriers, transformé en façades et mobiliers, se lisent des récits s’étalant sur cent ans. Car avant de me déployer en jardins et chalets, avant de recevoir avec entrain et chaleur, je fus mazots et greniers, cabanes et fermes brinquebalantes fichés dans les impénétrables voies des deux Savoie. Il fallut donc qu’un couple d’hôteliers réunisse ce qui était épars et m’adoube mégevan, moi qui étais issu de contrées dont l’héritage pittoresque fait mon essence – de Passy à Chatel, de Manigod aux terres d’Abondance. Mais c’est accompagné d’une poignée de costauds descendus de la Giettaz que Jean-Louis démonta, stocka, numérota et consigna la moindre pièce vouée à parfaire mon ossature. Le but demeurait flou, mais l’obstination bien nette : démanteler une cinquantaine de propriétés. Je le clame sans rougir, un tantinet espiègle, mon raffinement s’est érigé sur des trocs de troquet. Des mètres cubes de planches pour des palettes de parpaings, une quantité de taule abandonnée pour une tape dans la main, et toujours un verre de gnôle pour réchauffer les corps et sceller les accords. Ma construction fut épique et menée par une équipe de furieux prête à augmenter mon échelle lorsque je n’étais qu’une maquette en carton. Tandis qu’émergeait ici la toiture de l’une de mes maisons, on coulait là les fondations d’une autre. Et bientôt, la famille Sibuet au complet put poser en ma compagnie pour un premier cliché à la connotation fermière, où je me dressai fièrement en un chalet épousé par une pelouse flamboyante. Je peux maintenant vous le confier : hors champ, bétonnières et pelleteuses s’activaient encore sur le chantier pour qu’éclose enfin mon hospitalité.
Alors que l’époque voulait que l’hôtellerie se borne à des nuitées sommaires, je fus pensé pour que mes invités savourent chez moi des journées entières. Le nez creux de Jean-Louis et la tête bien remplie de Jocelyne me permirent de grandir à bon train, explorant par ma tour emblématique et mes corridors souterrains de nouveaux confins. Fallait-il encore emplir mon écrin de ce cachet qui concilie les avis, fallait-il encore y insuffler le tumulte de ce qu’on appelle la vraie vie ! Durant plus d’une décennie, celle de Nicolas et Marie consistait à traverser mon hameau de part en part, au gré d’intérieurs embellis par ces trésors d’un autre âge que leurs parents rapportaient de lointains chinages. Ma maîtresse de maison, quant à elle, façonna mes chambres une à une, de sorte qu’elles ne ressemblent à aucune. En exprimant ses instincts d’apprentie styliste, Jocelyne habilla mes murs de ses peintures naïves à la Douanier Rousseau, et vêtit mes luminaires d’abat-jours tissés de laine et de subtilité. Des parures qui affinèrent mon élégance par laquelle coffres, armoires, et étagères d’une autre ère se sont harmonisés. Une manière de jouer avec les tons et les étoffes, de tamiser ma rusticité sans jamais l’étouffer. Voilà comment le panache de mon art de vivre s’imprima dans les rétines et sur papier glacé, de l’Europe à l’Amérique.
J’ai une solide réputation d’hédoniste, et mon grand restaurant, comme ses déclinaisons, ne cessent de cuisiner le quartet couronné de mon terroir : des crozets et du fromage, je suis l’apologiste ! Des champignons et de la polenta, je suis le spécialiste ! Je ne saurais me formaliser quand il s’agit de s’adonner aux joyeusetés gastronomiques. Place sera toujours faite pour un couvert supplémentaire, l’occasion sera toujours de mise pour une sortie décontractée ou pour se parer de sa plus belle robe de soirée. Outre le savoir de la bombance, je me suis initié à celui de la jouvence. Si mon spa devint aussi renommé que mes repas, c’est que je fus l’un des pionniers en la matière. Au chambardement des garnements, aux sessions éreintantes de ski et autres randonnées en dénivelé, on répondit en m’édifiant un temple du silence, du bien-être et de l’anti-stress, où se devine le parfum de l’edelweiss. La volupté du bouleau s’est liguée au granit magnétique dans mon alcôve dédiée à la Pure cosmétique.
Mon énergie est semblable à celle de ces équipes qui, depuis des décennies, ne se ménagent pas pour m’entretenir. Ensemble, on plaisante et on aime se dire que certains font presque partie des meubles ! Et je me sens d’ores et déjà redevable de ces talents à venir qui me permettront de prendre en âge, sans jamais vieillir. Les Sibuet savent aussi m’apporter un soin tout particulier. À mes débuts, ils s’installèrent même aux étages de mon principal bâtiment, avant de prendre de la distance dans l’un de mes chalets attenants. Mais ils pourront attester que quitter le nid n’est pas synonyme de répit. Mes alarmes avaient l’habitude d’extirper du lit toute la maisonnée alors vouée au rôle de vigie, et auquel ne rechignaient pas Nicolas et Marie. Je me souviens d’ailleurs que ces deux-là aidaient aux préparatifs des échéances qui cadencent mes années comme une ritournelle. À Noël, chacun s’échinait à muer les oranges en pommes d’ambre par quelques clous de girofle savamment plantés, et qui suffisaient à me charger des effluves de la fête. Je confesse avoir subtilisé à cette famille bien des réunions, et cela pour permettre à d’autres de connaître des moments d’exception. Afin de me faire pardonner cette enfance passée entre deux portes, la fratrie faisait de mes buffets du matin et du goûter le prolongement de leur cellier. Il en allait ainsi, lorsque j’étais à la fois office et foyer.
De cette jeunesse mouvementée, je puise le bouillonnement qui continue de m’animer. Quel plaisir j’ai à abriter les songes de nouveaux occupants éphémères ! Quel plaisir j’ai à observer un personnel soigner mes allées et mon atmosphère ! Ils sont plus d’une centaine à porter ma voix d’affable savoyard, à incarner la diligence de mon accueil auprès des clients franchissant mon seuil. Avec eux, j’ai connu l’émotion de voir s’élargir des généalogies qui me sont restées fidèles, celle de voir Marie et Nicolas prendre trente ans et gagner en responsabilités, jusqu’à saisir les rênes de ma destinée. Certains qu’il est plus aisé de construire que de maintenir, leurs parents m’ont avoué la fierté qu’ils ont à leur égard. C’est vrai que je vieillis, mais avec les pieds solidement ancrés dans le terreau qui m’a vu croître. Ainsi la sœur, qui s’amusait à napper de sucre les rebords des verres, est désormais garante du bon fonctionnement de mes affaires. Son palais s’assure que mes gratins soient pareils à ceux de mamie Fernande, et que mes tartes aux pommes épaisses continuent d’être gourmandes. Je me remémore aussi l’intrépidité du frère qui sautait de mes toits enneigés, puis de poste en poste, acceptant tout le travail que j’avais à lui proposer. Lui qui apprit à faire deux avec un, conduit des travaux opportuns dans le seul but de me réhabiliter en conservant les tenants de mon identité. Un équilibre auquel je dois assurément ma longévité.
Il est délicat d’échapper aux sirènes de la standardisation. Toutefois, j’ai décroché mes cinq étoiles en me gardant d’entrer dans toutes les cases de cette distinction. Pour ainsi dire, je ne brille jamais mieux que dans le contraste, qu’en respectant l’esprit frondeur qui m’a fondé ; qu’en faisant goûter à mes locataires les secousses de l’aventure dans mes Land Defenders chevronnés ; qu’en préférant la patine des meubles anciens, quitte à mettre à l’épreuve leur fonctionnalité ; qu’en laissant les vrillettes sculpter leur œuvre dans mes bois, et assumer leur apparente irrégularité.
Sous mes airs impeccables et mon service d’expert, pointent donc imperfections et cette familiarité propre à la pension familiale. Oh, je sais que ma coutume de nicher le luxe dans la simplicité tient pour certains du drame, mais je réaffirme que ce sont là tous les attraits de mon charme. Un charme calqué sur celui des saisons, dont la succession me permet d’entériner mes traditions. Dès lors que le froid hivernal s’empare de mes extérieurs, l’aura de la montagne me commande, et les contes semblent graver sur mes traits le décor de leurs légendes. Je m’emplis des exploits de freestylers et des gamelles de pros du chasse-neige narrés au coin du feu qui crépite. Et dans l’intimité de mon petit bar, s’établit un folklore bon enfant. Les familles célèbrent par des tisanes fraîchement cueillies, et d’alléchantes sucreries, le nouveau Flocon flanqué sur la combinaison. Tout à côté, des copains trinquent en me voyant m’emmitoufler dans un épais manteau blanc, ravis de profiter d’une température adoucie quand la météo se conforme à leur Dark’N’Stormy. Puis, mon entrée se verrouille et mes fenêtres se closent à l’heure du dégel général, et ne se rouvrent que sur le panorama estival. Les géraniums dévorent alors mes balcons et toisent leurs comparses qui poussent en contrebas – gentianes, rhododendrons et arnicas. Tandis que se préparent les festivités de la Sainte-Marie à l’ambiance plus guinguette que guindée, j’inaugure enfin mes banquets à l’Alpage ; un bout de terrasse veillé de près par les sommets de la vallée, que l’on atteindrait sous les applaudissements, tant elle requiert un effort d’ascension méritant.
Ici, mes convives se régalent de plats en cocotte, de viandes grillées, et d’une vue qui les convainc de revenir l’année d’après. Bien que les feuilles tombantes et l’arrivée du rougeoiement automnal signent le départ de mes derniers vacanciers, je n’oserais prendre à nouveau congé. C’est là le temps des initiés décelant entre mes murs une beauté confidentielle qui s’écrit à l’ocre. Au fond, qu’importe le cycle ou la moisson, les envies ou les raisons. Seul compte pour moi l’étonnement des aînés que je vois retomber dans l’innocence ; seul compte pour moi l’émerveillement de mes jeunes pensionnaires pour lesquels je serai toujours en avance. Des rêveurs qui me retrouvent pour un pèlerinage vers leurs souvenirs d’enfance, aux habitués dont je suis l’ami sans cesse partant pour quelques réjouissances ; de l’empressé usant de mon couvert entre deux mondanités, aux couples me découvrant pour un instant voué à la fidélité, il n’est de rencontre que je ne saurais honorer. Je ne suis pas un solitaire. Je m’évertue à ce que chacun trouve chez moi ce qui est sien. Mes Fermes sont autant de terrains où se cultivent le présent sans se préoccuper du lendemain. Et si les au revoir sont inévitables, il me reste la certitude que les attaches le sont aussi. Une conviction renforcée par cette douce nostalgie – croyez-moi, elle s’empare de celles et ceux qui plient bagage, et me quittent en laissant derrière eux résonner un dernier vœu : celui de rester encore un peu.
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